A la découverte de la jeune scène artistique féminine de Dubai
Sunny Rahbar vit depuis toujours à Dubai. Iranienne d’origine, elle a monté avec son associée Claudia Cellini, l’une des premières galeries d’art de la ville, The Third Line, dans un quartier industriel qui a maintenant pignon sur rue, al Quoz, véritable pouls artistique de la capital. The Third Line était présente à la FIAC et à la FRIEZE de Londres cette année. En dressant pour nous le portrait de quelques artistes émiraties et de leur travail, Sunny donne à voir un aperçu parlant de la scène locale émergente et ses tendances. INTERVIEW
Comment a commencé cette démarche consistant à dénicher les artistes locales et les accompagner dans leur travail ?
Lorsque je suis revenue à Dubai en 2001 après mes études, je me suis posée cette question « où sont les artistes ? » et j’ai entrepris de les trouver. Il n’y en avait pas beaucoup et très peu de galeries aussi. Et j’ai rencontré ces artistes émiratis dont je vais vous parler. Bien sûr, il existait la vieille génération mais nous voulions dénicher les jeunes talents. Nous avons toujours voulu découvrir les jeunes artistes et les couver.
Pourriez-vous présenter votre artiste Lamya Gargash et son travail ?
Elle a trente ans. Elle vient d’une importante famille de commerçants de Dubai. Son travail s’inscrit vraiment dans sa recherche d’identité and le sentiment de perte d’identité. Beaucoup d’artistes de la nouvelle génération s’intéressent à ces thèmes du fait que la ville et le pays ont évolué si vite. Et leur culture est mise en danger. En raison des influences étrangères, leur culture est en passe de perdre son intégrité. La jeune génération essaye d’évoluer avec ces changements mais ils ont aussi des parents traditionnels. Ils sont déchirés entre ces deux mondes. Surtout les filles et les femmes et elles se concentrent donc sur cette perte d’identité, la culture en général et le changement rapide. Ce qui est intéressant c’est que la plupart utilisent la photographie comme moyen, qui est aussi un media rapide. Si vous voulez saisir quelque chose qui change vite, c’est l’outil parfait.
Par exemple, comment avez-vous vu évoluer Lamya Gargash ?
Lamya a eu la chance d’étudier à l’étranger. La plupart ont des parents très conservateurs qui ne les laissent pas le faire. Elle vient d’une famille très traditionnelle mais ouverte d’esprit. Elle a fréquenté l’Université américaine de Sharjah où elle a étudié la photographie. Ils ont un très bon niveau pour les Beaux arts et les arts visuels. Diplômée, elle a ensuite été accepté à l’excellent Central Saint Martin’s College de Londres. Et cette expérience lui a ouvert les yeux sur un tout nouveau monde. Elle a obtenu son MFA (Masters in Fine Arts) avec pour média principal la photo. C’est intéressant de voir comment son travail a évolué avant et après ce séjour à l’étranger. Avant cette expérience en Grande Bretagne, elle avait travaillé sur une série de portraits : des gens qui tenaient des masques devant leurs visages. Ce sont de très belles photos. Elle se concentrait beaucoup sur l’apparence extérieure. Après son retour, son style a changé. Elle a probablement été influencée par ses professeurs et ses camarades. Elle a travaillé sur une série d’intérieurs. Cette fois, elle s’est intéressée à ce qui se passait en intérieur plutôt que ce qui se voit à l’extérieur. Son travail décrit des maisons et des lieux abandonnés par les locaux. C’est très commun ici de laisser sa maison et tout derrière soi, toutes ses affaires et partir ailleurs. C’est comme un instinct bédouin. Ils ne partent pas forcément loin mais ils laissent tout de même un tas de choses. Parfois, d’autres gens, comme leurs employés de maison, occupent ces espaces désertés. Nous avons publié un livre sur ce travail qui s’appelle « Presence », sa thèse sur le projet réalisé entre 2006 et 2007.
C’est assez exceptionnel de donner à voir l’intérieur de maisons émiraties ?
C’est un projet très révélateur sur eux. Elle a tourné les projecteurs sur ces endroits que la plupart des gens ne voient pas, ne verront jamais. Vous savez comme les Emiratis protègent leur vie privée en tant que culture. Ce n’était pas la norme que Lamya publient tous ces documents sur ces endroits à Sharjah, Dubai ou Abu Dhabi. C’est vraiment un vrai travail documentaire sur leurs modes de vie et cela nous en donne un aperçu très original. Souvent, il reste dans ces lieux désertés quelques objets, un lit, un tableau, un jouet… L’endroit leur appartient toujours. Ce sont des atmosphères étranges qui donnent à imaginer ce qui était là mais ne l’est plus.
Sur quoi Lamya a-t-elle travaillé ensuite ?
Elle s’est mise à photographier des hôtels 1 étoile. Son projet s’appelle « Familial Series ». Vous savez comme à Dubai tout le monde fait la course aux étoiles : moi j’en 7 et moi 8 etc… Elle photographie des chambres vides et impersonnelles de ces hôtels modestes dans lesquels elle laisse une photo familiale personnelle. Ce travail met en opposition ce qui s’est probablement passé dans ces chambres mais qu’on ne voit pas et le vide qui entoure ces images très personnelles, familiales. Elle s’est à nouveau concentrée sur elle-même. Cela montre aussi un contraste total entre leurs origines et ce que Dubai est devenu. Les locaux sont bouleversés par ce changement rapide et les artistes y répondent et essayent de souligner ce qui s’est passé et ce qui a changé.
Sa carrière a décollé lorsqu’elle a été choisie pour représenter les Emirats Arabes Unis à la Biennale de Venise ?
Oui elle était l’artiste principale du premier pavillon émirati en 2009. Cela l’a rendue très célèbre. Je lui ai d’ailleurs dit de faire une pause à la suite de la Biennale et de réfléchir à la direction qu’elle voulait prendre comme artiste et à ce qui la préoccupait. Et elle revenue avec ce projet incroyable sur les insécurités physiques que nous avons tous. Elle a trouvé cet ingénieur en prothèse qui travaillait au Rashid hospital. Lui aussi a fait des études artistiques. Elle a lancé un appel auprès de ses amis pour identifier leurs plus grandes insécurités. Elle les a emmenés chez ce médecin et ils ont recréé les parties de leurs corps qui les déstabilisait. Mais au lieu d’arranger le problème, son idée était de l’exagérer. Ils ont créé des prothèses pour chacun des personnages et pris une photo avant et après avec la prothèse. C’est un diptyque chaque fois. Elle a dépensé tout ce qu’elle avait pour réaliser les prothèses qui coûtaient très cher et les photos. C’était encore une fois un projet sur le soi. Cela m’a rappelé un peu le travail de Cindy Sherman et je crois que ce projet est très contemporain.
Quelles autres artistes avez-vous découvert durant ces années ?
Ragdha Bukhash, une jeune femme très prometteuse de style plutôt « pop art ». Sa ligne de mode s’appelait Pink Sushi. Elle prenait des photos très colorées de la ville et faisait des expériences photographiques en utilisant plusieurs appareils et double exposition. Elle était très forte techniquement. Elle ajoutait des produits qui n’existent plus dans ses photos : des produits d’ici qu’on trouvait quand on était enfants. C’est encore un travail autour de la nostalgie. Ces artistes sont souvent partagés entre leur envie de se souvenir du passé et celle d’embrasser l’avenir.
Nous avons aussi découvert Amna Alzaabi, une illustratrice très talentueuse. Le catalogue de l’exposition s’appelait « Hyper-Real ». Elle a créé des photos digitales d’un monde imaginaire mélangeant des éléments contemporains et des objets faisant référence au passé. On y voit des dromadaires, des palmiers et au milieu un jeune type cool, symbole de la nouvelle génération. Le texte sur la photo dit « il était une fois… » Elle utilise des motifs empruntés à la tradition mais dans un environnement moderne.
Et vous exposez Ebtisam Abdulaziz, qu’est ce qui la rend originale ?
Ebtisam qui est exposée en ce moment est à cheval entre la vieille et la jeune génération d’artistes émiratis. Mais c’est une artiste très indépendante qui ne veut pas appartenir à une clique. Et elle a aussi un style très particulier car elle a étudié les mathématiques et cela se ressent dans son art. Elle est aussi obsédée par sa personne mais de façon documentaire. Elle documente sa propre vie. Elle vient d’un milieu très conservateur en plus des restrictions sociales auxquels tous les artistes sont exposés. Son travail est très codé. Comme si elle ne voulait pas vraiment que le public ne le comprenne. En même temps, elle expose et veut que les gens le sachent donc elle navigue dans cette dichotomie. Beaucoup de son travail est de la performance donc c’est une fois encore un peu schizophrène comme démarche puisque les Emiratis sont culturellement très « privés ». Comme si elle voulait crier quelque chose mais qu’elle ne le pouvait pas. Elle a ses obsessions. Son travail peut faire penser au mode de fonctionnement d’une personne avec des déficits d’attention. Elle est très introspective.
Comment vous est venu l’idée de montrer ses petits croquis, tous vendus d’ailleurs ?
Un jour alors que nous étions en meeting, je la voyais dessiner sur son calepin. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait et elle m’a expliqué qu’elle faisait ça tout le temps comme un passe temps. Elle dessine des codes. Elle m’a dit que ce n’était qu’un petit bloc notes mais j’ai vu qu’il était rempli de ces petits dessins codés. C’est là que je lui ai dit que la démarche était intéressante en soi et que nous avons décidé de les exposer. Elle ne réalisait pas du tout que c’était de l’art. Elle a aussi réalisé ces tableaux qui sont comme un assemblage de dominos qui sont en fait, codées, les plaques de voitures qu’elle a croisées lors de différents voyages par exemple à Sharjah.
Qu’est ce que vous diriez de l’évolution de cette nouvelle génération ?
Les choses changent. La nouvelle génération a bénéficié de l’influence de la précédente et ils ont plus confiance dans le fait qu’ils peuvent devenir artistes et exposer leurs œuvres. Le gouvernement les soutient aussi beaucoup en créant des résidences d’artistes et soutenant financièrement les résidences à l’étranger. Il en existe ici à Bastakia ou Tashkeel. Et puis, il y a Art Dubai bien sûr, qui a commencé 2006. Déjà sept ans ! Cette foire a changé la dynamique de l’art ici. Ils ont fait venir d’importantes galeries internationales et des collectionneurs. Ce n’est pas seulement la foire mais aussi les ateliers qu’ils ont mis en place. Ce n’est pas qu’une foire commerciale, elle est aussi centrée sur l’éducation et la prise de conscience.
Ces artistes s’auto-censurent-ils ?
Je ne suis pas sûre. Peut-être, peut-être pas. Leur famille et le fait qu’elles les protègent. Mais en même temps pour être artiste il faut être totalement libre sinon cela se ressent dans votre travail. Je crois que la génération qui arrive sera d’autant plus intéressante. Après que la génération d’avant ait ouvert la voie, leur ait montré qu’il était possible d’être artiste et d’être accepté en tant que tel. Ils se sont imposés comme artistes et ont convaincu qu’ils l’étaient. La nouvelle génération a gagné cette liberté et peut aller de l’avant.
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Plus d’information:
The Third Line
www.thethirdline.com
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