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« La photo, c’était ma passion », Shaikha Jasem, première photographe des EAU

Publié le par Kyradubai

« La photo, c’était ma passion », Shaikha Jasem, première photographe des EAU

Assise au milieu du sanctuaire de ses œuvres, nichée dans une maison du quartier d’Umm Suqeim, Shaikha Jasem Al Suwaidi raconte ses souvenirs d’enfance… A près de 80 ans, elle est fière d’être la première photographe des Emirats Arabes Unis. RENCONTRE.

Shaikha Jasem est née dans les années 40 à Deira, dans le quartier de Frij Al Murar. DubaÏ était alors un village de pêcheurs et de négociants au milieu du désert…

« Nous étions pauvres. Mon père était pêcheur de perle à Bur Dubai. Il travaillait pour Al Ghandi. Il passait trois à six mois au large pour nourrir la famille. La vie était dure. Notre survie dépendait de la mer. Pour gagner un peu plus, la plupart des hommes partaient travailler quelques années au Qatar ou au Koweit. Nous avons vécu quatre ans à Doha. Un jour, mon père est tombé malade. Les conditions étaient si rudes… »

Sur le dau, les marins chantent des « Naham » pour se donner du courage. Des chants collectifs entonnés tout le long du jour, de l’aube au coucher. Une sorte de bourdon extrêmement grave qui raconte le manque et fait office de prière. On claque des mains et quelques tambours et cymbales accompagnent cette mélodie du large.

« Ils l’ont jeté sur la plage et il est mort de fièvre quelques mois plus tard… Mon père était un excellent pêcheur. Il ramenait tant de coquillages que les chefs le faisaient plonger avec deux diyeen, les paniers qu’ils accrochaient autour du cou pour y déposer les huîtres perlières. A 10 ans je suis devenue orpheline. »

Avant l’Union de 1971, Dubaï faisait partie des Trucial States, un groupe d’Emirats du Golfe Persique. Il n’y avait pas de vrai port, seulement la crique et des pistes cabossées qui y menaient. Les gros bateaux étaient amarrés au large et l’on envoyait du quai, les dau chercher les denrées. Les hommes ramaient jusqu’au navire pour débarquer les marchandises et les ramener sur la berge.

« Deux gros cargos venant d’Inde s’arrêtaient au large deux fois par mois: une fois au début et une fois à la fin. Depuis Muscat, ils envoyaient un télégramme au bureau de Gray Mackenzie pour avertir Sheikh Saeed bin Makhtoum (le fils de Sheikh Rashid) de leur arrivée et demander qu’on envoie les dau chercher le riz, le sucre, l’huile etc. On appelait ces bateaux, Sennan pour ceux qui venaient, et Maaly pour ceux qui partaient. Cela signifie aller-retour. Dans ce bureau, travaillaient deux Britanniques et deux Indiens. Je m’en souviens bien, vous comprendrez pourquoi… »

Port Rashid entra en activité en 1970 sous le gouvernement de Sheikh Rashid bin Saheed Al Makhtoum, alors Souverain de Dubaï. Gray Mackenzie Dubaï et son responsable George Chapman dirigeaient le port qu’exploitait la compagnie Dubai Port Services. Elle était dirigée par Mohammed Sharif qui réorienta alors ses opérations d’arrimage et de mouillage sur le tout nouveau port.

« Mohammed Sharif traduisait les télégrammes pour le Sheikh. Il prit pitié de ma mère et moi. Nous habitions une Al Kaimah, une maison traditionnelle en feuilles de palmier. Elle jouxtait la sienne qui, elle, était en dur. L’Islam nous enseigne que la veuve doit rester quatre mois et dix jours dans la maison sans en sortir. Mais nous commencions à manquer de nourriture et Mohammed Sharif est venu à notre secours. Il a dit à ma mère : « Enfile des chaussettes, couvre toi entièrement et sort chercher à manger». Et comme nous n’avions plus aucun moyen de subsistance, il a envoyé ma mère chercher les télégrammes à sa place. Puis, il nous a recueillies.

Avant que le pays ne se modernise, les Emiriens avaient pour habitude de passer l’été dans des maisons appelées Al Arish agrémentées de tours à vent. Ils déménageaient volontiers dans des tentes afin de se protéger des nuits fraîches des mois d’hiver. La région de Dubaï, en tant qu’entité indépendante vit le jour en 1833. Quelque millier d’hommes de la tribu de Bu Flasa s’y établirent, dont la plupart à Bur Dubaï.

« La maison de Mohammed Sharif abritait d’autres orphelins comme nous. C’était un homme riche. Il était très moderne et avait toujours les dernières choses à la mode. En échange, il demandait aux enfants d’aller porter les télégrammes à Sheikh Saeed qui passait les mois d’été à Dar Ibn Al Haytham (quartier du Musée de Dubaï). L’hiver, le Sheikh habitait à Shandara, c’était un peu plus loin à pied… »

Le récit de Sheikha Jasem est interrompu par la prière de sa fille. La vieille dame réajuste sa burga et propose un thé. Autour, ses petits enfants rentrés de l’école et d’autres plus jeunes encore, grignotent des biscuits. En fonds sonore, la télévision retransmet un match de football.

« Un soir en amenant un télégraphe au bureau, j’ai vu l’un des employés, un Indien montrer aux autres une photographie. Je me tenais à la fenêtre car nous n’avions pas le droit d’entrer et j’essayais tant bien que mal de voir ce qui se passait. J’étais très excitée. Je disais « Qu’est ce que c’est ? Qu’est ce que vous avez dans la main ? Montrez-moi ! Montrez-moi ! » J’étais curieuse de tout ce qui était nouveau. L’employé m’a montré la photo et l’instrument magique qui l’avait fabriqué : un appareil photo Agfa avec trois objectifs. Il les appelait des « yeux » ! Je lui ai demandé si il pouvait me le prêter. Comme je vivais chez Mohammed Sharif, il a accepté. »

Assises dans l’un des fauteuils trônant au milieu du majlis (salon de réception), Sheikha Jasem propose de traverser le jardin où poussent les arbres qu’elle vient de planter afin d’accéder à la petite maison qui lui sert d’atelier. Une caverne d’Ali Baba dans laquelle elle conserve ses photos mais aussi toutes ses œuvres bricolées à l’aide tout ce qui lui tombe sous la main.

« J’ai toujours été très créative. Enfant, je dessinais tout le temps. A l’époque, le pain et les dates arrivaient enrobées dans du papier journal venu d’Inde. Je recopiais les images avec un morceau de charbon de bois. Dans les années 50, il n’y avait pas encore la lumière à Dubaï, alors je m’étais fabriqué une lampe avec une frange de tapis trempée d’essence que j’avais glissée dans une bouteille. L’un des employés de Gray Mackenzie a même montré mes dessins à George Chapman. Il a voulu me tester et m’a donné un énorme carton sur lequel il ma demandé de reproduire l’un de ces fameux croquis iraniens que l’on voyait partout. Et je l’ai fait ! Tout le monde savait que je dessinais. »

Mais la vraie passion de Shaikha Jasem est la photo. Elle ne s’en lasse pas. Et depuis son AVC, comme ses mouvements sont moins précis, elle s’amuse avec son téléphone portable. Et tout est bon à prendre.

« J’ai d’abord photographié ma mère. Puis, j’ai eu l’occasion de partir à Bombay avec Mohammad Sharif qui s’y rendait pour subir une intervention médicale. Nous sommes tous partis en bateau : six jours de mer. Quand j’ai vu Bombay et toutes ses lumières, j’ai dit : « Mais qu’est ce que c’est que ça ? Le paradis ? » Aujourd’hui, je remercie Dieu de m’avoir fait vivre assez longtemps pour voir Dubaï encore plus illuminée que Bombay ! Nous avons passé trois mois à l’hôpital. Je prenais des photos avec les infirmières, les médecins. Sheikh Rashid bin Sultan Al Nayan séjournait aussi dans cet hôpital mais je n’ai pas osé prendre des photos avec lui ! Une jeune femme avec un homme… »

A l’époque, Shaikha Jasem portait la burga longue, jusqu’à la poitrine. Elle montre une photo de ce masque qu’elle ne se résoudra jamais à abandonner. Comme de nombreuses femmes de cette génération, le porter est tout naturel. Certaines dorment même avec. Les femmes l’enduisaient de produits exfoliants afin qu’il leur serve aussi de traitement esthétique. La burga était raccourcie au moment du mariage montrant le nouveau statut de la jeune épousée.

« C’est là que Mohammad Sharif a vu à quel point j’aimais la photographie. Il m’a dit : « Baba, tu aimerais un appareil photo ? » Et il a pris l’initiative d’écrire au propriétaire du magasin de photo à Dubaï. On l’appelait Captain. Il s’appelait Abdul Karim. J’ai ainsi eu mon premier appareil. Et puis je savais que le docteur Mohammad Habib –le médecin des émirs- avait une chambre noire. J’ai demandé à sa fille si elle pouvait m’apprendre à développer les photos. Elle a d’abord refusé alors j’ai gagné son amitié et j’ai pu apprendre le développement. La photo, c’était ma passion ! Mes enfants me disaient même qu’elle passait avant eux ! Mohammad Sharif m’a ensuite offert ma propre chambre noire et le matériel nécessaire. »

Ameena, l’une des filles de Sheikha Jasem- la vieille dame a eu quatre filles et deux garçons-, explique combien sa mère a inspiré de nombreuses vocations artistiques dans la famille : trois petites filles photographes et une fille et une petite fille peintres.

« Je leur ai transmis mon amour de l’art, de la création. Je ne m’arrête jamais. J’ai besoin de créer. Je dessine, je fabrique des objets de toutes sortes, en bois, en papier, en carton, je brode aussi. Je me suis même mise au jardinage. Même lorsque j’étais occupée avec les enfants, j’ai continué à prendre des photos. La technologie évoluait. J’ai ensuite eu un polaroid. Je n’ai jamais pensé que ce hobby pouvait être une profession. Personne ne me l’a jamais dit. C’était une autre époque. Les filles n’étudiaient pas. Elles n’avaient pas le droit de sortir d’ailleurs. Elles passaient de leur père à leur mari. Les femmes de mon époque s’occupaient de leur mari, de la maison, de la cuisine, des enfants. Elles n’avaient pas le droit de sortir, de s’asseoir avec les hommes. Nous apprenions seulement le Coran à la Mutawa’ah. J’allais à la Mutawa’ah Halimah. J’ai juste appris l’alphabet. Je ne savais ni lire, ni écrire. »

En 2010, Sheikha Jasem se fait remarquer par Sheikh Mansoor bin Mohammed qui lui propose une exposition collective et la publication d’un livre de photo du vieux Dubaï. Elle reçoit la même année le prix Sheikh Mansoor bin Mohammed pour la photographie. Elle a reçu de nombreux prix depuis dont celui de Sheikha Aisha Al Qasimi à l’occasion de la Journée Mondiale de la Femme.

« De nos jours les femmes travaillent avec les hommes. Elles sont femmes d’affaires. A quarante ans, j’ai commencé l’école en première année. J’ai étudié jusqu’à la quatrième année mais quant ont commencé les cours d’anglais et de science – et des mots imprononçables comme oxygène- j’ai arrêté. Pourtant je suis ambitieuse. J’aurais pu être professionnelle. J’aurais aimé travailler. Si la société avait été ce qu’elle est aujourd’hui, j’aurais été photographe professionnelle. Mais aujourd’hui alors que ce serait possible, je n’ai plus la force d’aller de l’avant.»

Shaikha Jasem cherche à montrer des photos qu’elle a prises sur l’Ipad familial. De ses doigts courts, elle le feuillette, passant d’une image à l’autre, aussi rapidement que le font ses petits enfants.

« Je ne peux oublier ce qu’a dit Sheikh Mohammed. Un jour viendra où vous sortirez de votre nouvelle maison et vous ne saurez comment y revenir. J’adore cette phrase. »

Une partie des photos ont étét prises au Dubai Heritage Village à Sindagah, exposition Dreams of the Sea

Shaikha Jasem dans son atelier d'Umm Suqeim

Shaikha Jasem dans son atelier d'Umm Suqeim

En arrière plan, quelques unes de ses photos

En arrière plan, quelques unes de ses photos

Autoportrait

Autoportrait

Autoportrait

Autoportrait

Photos des fils de Shaikha Jasem

Photos des fils de Shaikha Jasem

Les hommes passaient trois à six mois au large pour nourrir leur famille.

Les hommes passaient trois à six mois au large pour nourrir leur famille.

On envoyait les dau décharger les gros bateaux de leurs marchandises.

On envoyait les dau décharger les gros bateaux de leurs marchandises.

Sur le dau, les marins chantent des « Naham » pour se donner du courage.

Sur le dau, les marins chantent des « Naham » pour se donner du courage.

Nous habitions une Al Kaimah, une maison traditionnelle en feuilles de palmier.

Nous habitions une Al Kaimah, une maison traditionnelle en feuilles de palmier.

La vie était dure et il n'y avait pas de lumières à Dubaï.

La vie était dure et il n'y avait pas de lumières à Dubaï.

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