Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Ebtisam Abdulaziz : « Je suis née artiste»

Publié le par Kyradubai

Ebtisam Abdulaziz : « Je suis née artiste»

Entourée de ses 163 œuvres exposées à la galerie The Third Line, Ebtisam Abdulaziz, l’une des artistes les plus en vue des Emirats Arabes Unis, se raconte. Car son art fonctionne en miroir, dressant des ponts entre son expérience et la notre. QUESTIONS-REPONSES.

Quand avez-vous su que vous deviendrez artiste professionnelle ?

Je suis née artiste. Ma famille trouvait que je me comportais différemment de mes frères (2) et sœurs (3). J’adorais m’asseoir seule, écrire, dessiner, faire des croquis. Je suis très curieuse et j’allais fouiller dans le tiroir de mon père à la recherche d’objets. Il aurait pu devenir artiste : il adore la peinture et la calligraphie ; il a une très jolie écriture. Mais il a tout sacrifié pour notre éducation. Chaque vendredi, il organisait une projection de film à la maison et dans son tiroir je retrouvais des bouts de film, des objectifs etc. Ma mère, elle, avait une très belle voix. Ils étaient prêts à accepter une artiste dans la famille.

Votre père vous a donc encouragé dans cette voie ?

Mon père voyageait beaucoup. Il me ramenait de belles feuilles de couleur et des pastels. Il me voyait peindre et il a même encadré l’un de mes dessins pour un ami ambassadeur. Il ramenait du Koweit un magazine d’art que je dévorais toute la nuit. A 5 heures du matin, quand il se levait pour la prière, il me retrouvait en train de lire. Aux yeux de ma famille, je n’étais pas sage.

Avez-vous reçu d’autres formes de soutien ?

A l’école, j’étais forte en dessin et un jour en cours de dessin j’ai aidé une camarade. La prof a réagi en me grondant au lieu d’approuver ma démarche. Il n’existait pas de programme d’art sérieux.

Vous avez toujours hésité entre les sciences et l’art, jusqu’à réussir à marier les deux disciplines ?

A l’école, il y avait beaucoup de concours de dessins mais pas de cours en tant que tel. Lorsque j’ai terminé mes études, je ne connaissais rien des grands noms de l’art. A l’université d’Al Ain, j’ai hésité entre des études d’art ou de sciences, de mathématiques pour être précise, que j’adore. C’était une décision difficile. Il y avait à Al Ain une école liée à l’art mais c’était plutôt des études pour devenir professeur d’art.

Que vous-ont apporté ces années universitaires ?

En tant que fille élevée dans une famille arabe, partir soudain seule à l’université m’a aidée à devenir plus indépendante, détachée. Dans tous les émirats, les familles arabes ont beaucoup de règles. Vous dépendez de votre père. Les garçons ont beaucoup plus de pouvoir et de liberté. Alors, commencer l’université, rencontrer des gens, échanger avec d’autres filles, ne pas rentrer le soir à la maison, être seule, c’est la vraie vie tout-à-coup. Vous devez compter sur vous-mêmes, apprendre à vous connaître et découvrir la liberté dont nous avons tous besoin.

Et l’art dans tout ça ?

Une année avant le diplôme, l’université a organisé une compétition d’art ouverte à tous les étudiants. Je me suis dit « Allez, fais un croquis au crayon ». Le jour suivant, le professeur est venu me voir et m’a demandé « Avez-vous fait des études d’art ? » Je faisais une licence en maths. Il m’a dit que je méritais le premier prix. Il se sentait mal à l’aise que ses étudiants aient fait moins que moi alors qu’ils avaient suivi des cours. C’est la première fois que quelqu’un appréciait ce que j’avais fait et m’encourageait.

Les maths ne vous suffisaient plus ?

Après mon diplôme de maths, j’ai fait quelque chose de fou. Je fais des choses un peu folles de temps en temps. Je suis très lunatique. J’ai recouvert le mur de ma chambre de graffitis. La surveillante a hurlé : « Tu vas être renvoyée ! » Je lui ai dit que j’adorais faire ça. Et d’ailleurs ça rendait bien. Elle m’a dit de tout repeindre en blanc et ne m’a pas dénoncée.

Cette exposition s’intitule « Autobiographie 2012 ». Quels sont les traits de votre caractère ?

Je suis quelqu’un de sensible. Un rien me fait pleurer : voir un pauvre homme dans la rue. Mais je suis aussi une femme très forte. Je me battrai contre n’importe qui pour mes droits. Et j’ai beaucoup de fierté. Je suis très lunatique. J’adore les choses folles. Je n’aime pas la routine. J’aime les hauts et les bas. J’aime travailler. J’ai besoin d’avoir un projet. Le lendemain du vernissage, j’ai pleuré. J’avais accouché. Ma sœur m’a dit « Mais tu pleurais avant l’expo et maintenant tu pleures encore ! »

Votre carrière est votre priorité ?

Je ne suis pas mariée. Je crois que j’ai été trop occupée ou peut être que les hommes ne voient pas les femmes actives d’un bon œil en tant qu’épouses. J’essaie de trouver une explication ! Et je suis trop intelligente. Une femme intelligente est un challenge pour les hommes arabes. Je suis quelqu’un de très logique. Les artistes ont très mauvaise réputation : ils sont plus fous, pas stables, ont d’étranges humeurs… Mais mon but pour 2013 est de me marier ! Je suis toujours cette petite fille curieuse et je veux découvrir ce que c’est que d’être épouse et mère.

Suite à votre licence de maths, comment en êtes-vous venue à devenir artiste professionnelle ?

J’ai eu ma licence en 1999. Avec mon certificat j’aurais facilement pu trouver du travail mais j’ai dit à mon père que je ferai au moins un cours d’art. Alors ma sœur m’a conduite à la Fine Art Society de Sharjah et j’ai eu de la chance car un cours de trois mois commençait le jour suivant ! J’ai appris la base de la nature morte, le crayon, le pastel et l’acrylique. Nous avions aussi des cours sur l’art moderne et l’art conceptuel. Mon travail a été exposé. J’ai eu le certificat. Mon père a dit « Hallas ! Maintenant tu rentres à la maison ! » Mais je voulais continuer et j’ai rejoins la Fine Art Society. J’utilisait leurs équipements, lisait les livres de la bibliothèque. Ils sont devenus mes amis et petit à petit j’ai intégré de leur groupe.

Quand avez-vous exposé pour la première fois ?

En 2004, je me suis confié à un ami de la Fine Art Society. J’avais cette idée en tête mais je n’arrivais pas à la peindre : je voulais mélanger les mathématiques, les sciences et l’art. Il m’a orientée vers le mouvement d’art systématique des années 40. J’en ai fait usage dans mon projet et j’ai réalisé quatre ou cinq énormes œuvres autour des maths. J’ai fait mon premier solo show au Musée d’Art de Sharjah. Ma première exposition sérieuse…

Vous codez votre travail. Expliquez.

Mon but est d’encourager les gens à enquêter, chercher, demander. Il ne s’agit pas uniquement d’esthétique, je veux m’adresser aux gens éduqués et engager un dialogue avec eux par l’intermédiaire de mes œuvres d’art. Je ne veux pas qu’ils se contentent de dire que les couleurs sont belles, mais qu’ils pensent différemment. Quels messages cachent-elles ? Chaque œuvre a un concept. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas un medium de prédilection. Le concept appelle le medium. J’utiliserai la vidéo si j’ai besoin de mouvement et de son. Ou une installation si nécessaire…

Ebtisam Autobiographie 2012… Pourquoi ?

Prenez les dominos. Ils fonctionnent sur trois niveaux. Ils disent beaucoup sur Ebtisam. Il s’agit de dessins sur toile au stylo noir. Et en toile de fond, il y a mon caractère, ma biographie. Lorsque je conduisais, les plaques minéralogiques ont attiré mon attention. Chaque voiture est comme la carte d’identité de la personne au volant. J’ai essayé de trouver une équation qui se rapporte à ces chiffres. J’ai pensé qu’il était important d’inclure cet élément car il dit beaucoup sur moi. J’ai noté les numéros des plaques des voitures lors d’un voyage de Sharjah à Abu Dhabi dans l’ordre où elles arrivaient, et j’ai pensé aux dominos car ils ont quelque chose à voir avec mon enfance. Nous y jouions quand j’étais petite. C’est quelque chose de familier à Ebtisam mais cela apporte aussi quelque chose aux autres. J’encourage le public à lire les dominos d’une autre façon et à faire des calculs dans leur tête. Cela dit beaucoup sur ma personnalité : je suis minimale, précise et honnête. Cela me ressemble.

Avez-vous des obsessions, des TOC ?

Des TOC, non, je ne crois pas. J’aime les systèmes. Sans système je deviens folle. J’ai ma routine le matin et si l’un des éléments manque, je sens que quelque chose ne va pas.

Vous exprimez-vous de façon indirecte et codée parce que l’intimité est un élément primordial de la culture émirienne ?

Oui et non. Dessiner sur mon agenda révèle beaucoup de choses de façon abstraite et dissimulée. Ce n’est pas du tout parce que je ne suis pas assez courageuse pour le dire mais c’est arrivé comme ça. Je peux me tenir face à un public et parler de tous les sujets relatifs aux femmes dans le monde entier par exemple. Cette fois, c’est plus abstrait. Je ne me cache pas. Je n’ai pas peur d’enfreindre les règles et de dépasser les frontières.

Quels sont les challenges que doivent encore relever les femmes aux E.A.U ?

J’étais heureuse que mon père soit le témoin de ma performance comme artiste représentant les Emirats Arabes Unis pour la première fois à la Biennale de Venise. Il a juste souri. Mais il a compris à quel point c’était sérieux et il y avait un grand point d’interrogation sur son visage. Il se tenait debout à côté de moi alors que j’expliquais ma démarche à quelqu’un et il avait l’air surpris. Il a bien réagi. Comment une femme arabe et musulmane peut-elle faire cela ? Pourtant il na rien dit. Un de nos soucis en tant que femmes est comment réaliser des choses sans contrarier. Quelles sont nos frontières ? Qu’avons nous le droit ou pas de faire ? La liberté est parfois un problème. Vous savez, je ne peux pas voyager sans mon père, c’est sa décision. Peu importe mon âge.

Quel âge avez-vous ?

36 ans. Il me faut une solution. J’ai besoin de quelqu’un dans ma vie qui ne se mettra pas en travers de ma route et m’empêchera de faire ce que je désire. Je suis suffisamment mature pour choisir ce qui est bon pour moi et ce qui ne l’est pas.

Info

Le premier solo show d’Ebtisam Abdulaziz pour The Third Line, « Autobiography 2012 », s’est tenu du 5 décembre 2012 au 16 janvier 2013. Elle est résidente au Fort Al Fahidi de Bastakia jusqu’en mars et exposera son travail à la foire de Sikka.

BIO

Ebtisam Abdulaziz est une artiste et écrivain locale basée aux E.A.U. Inspirée par sa licence en en Sciences et Mathématiques, Abdulaziz intègre dans ses œuvres sa perspective originale des mathématiques et de la structure des systèmes dans le but d’explorer des questions d’identité et de culture. Pour ce faire, elle utilise des installations, des pièces de performance et des dessins. Abdulaziz a inauguré le Pavillon des E.A.U et de ADACH à la 53è Biennale de Venise. Elle a exposé ses œuvres à la 7è Biennale de Sharjah « Langages du désert », au Kunst Museum de Bonn en Allemagne ; à Dubai Next, une collaboration entre L’autorité de Dubaï pour l’art et la culture et le Vitra Design Museum de Bâle en 2008 ; à Arab Express, une exposition collective au musée Mori de Tokyo en 2012 ; pour les 25 ans de la Créativité Arabe à l’Institut du Monde Arabe de Paris ; à Inventing The World : The Artists as a Citizen, à la Biennale du Benin en 2012, au Kora Centre, Benin. Abdulaziz a participé au panel du programme de subvention de l’Emirates Foundation en 2007 comme membre de l’Emirates Fine Art Society et de l’équipe éditoriale de Tashkeel. Elle a récemment été sélectionnée pour être l’une des Artists-in-Residency Dubai Program de 2013, une collaboration entre Art Dubai, Delfina Foundation, The Dubai Culture and Arts Authority (Dubai Culture) et Tashkeel. Son travail fait partie de plusieurs collections publiques et privées de renom dans le monde, dont la collection de la Deutsche Bank AG, Allemagne ; la collection Farook, E.A.U et celle du Ministère de la Culture et de la Jeunesse d’Abu Dhabi. Elle vit et travaille dans l’émirat de Sharjah.

Infos The Third line.

«L’œuvre d’Abdulaziz se situe au cœur de l’attraction-répulsion ordre / désordre, et privé / public. En tant que spectateurs nous sommes les complices de son travail que nous lisons et tissons dans nos vies quotidiennes ; l’artiste semble exposer l’intimité quotidienne de la vie domestique mais par sa méthode de travail et re-travail, de création et de re-création de systèmes d’interprétation, elle superpose des couches protectrices significatives sur ses œuvres.»

Antonia Carver, Directrice d’Art Dubai

Commenter cet article