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« La richesse a érodé certaines de nos valeurs »

Publié le par Kyradubai

« La richesse a érodé certaines de nos valeurs »

Sensible au manque de livres pour les jeunes dans leur langue maternelle, Noura Al Noman a publié le premier roman de science-fiction en arabe, devenant ainsi une pionnière dans le domaine de l’écriture. Mais elle est aussi le bras droit de Sheikha Jawaher Al Qasimi, la femme du souverain de Sharjah. Elle raconte leur engagement. INTERVIEW.

Décrivez votre rôle comme Directrice générale du Bureau exécutif de Sheikha Jawaher Al Qasimi ainsi que sa philosophie « Vivre et laisser vivre» ?

J’aide son Altesse, présidente du Conseil suprême aux Affaires familiales, sur tous les projets qu’elle met en place et développe en accord avec sa vision. J’ai commencé en 2002 et mon rôle s’est amplifié avec les projets. En 1982, son Altesse s’est aperçue que les femmes avaient besoin d’un endroit sûr et privé où exercer leurs activités de prédilection. Elle a lancé le Sharjah Ladies Club (SLC) qui s’appelait alors le Al Muntazah Center. De là sont nées nombreuses de ses organisations pour les enfants, la jeunesse, les femmes et les affaires sociales et la philanthropie. Le Conseil Suprême, né du Club, chapeaute maintenant toutes ces initiatives financées par le gouvernement de Sharjah et son Altesse notre Souverain Sheikh Sultan Al Qasimi. Si son Altesse s’intéresse à une cause, elle développe un centre ou une organisation.

En un mot, ses rêves prennent forme. Pouvez-vous décrire son engagement auprès de la jeunesse sachant qu’elle est très concernée par l’éducation ?

Elle a développé des programmes pour les enfants : des activités para scolaires dans l’art, la science et dernièrement la robotique. A l’adolescence, les enfants peuvent ensuite rejoindre des centres pour garçons ou filles. L’une des initiatives dont elle est la plus fière est le Parlement des enfants qui a déjà 12 ans. Les enfants y tiennent des élections et les vainqueurs deviennent membres du Parlement. Chaque année ils travaillent sur un thème et rencontrent les gens au pouvoir, les invitant à répondre à leurs questions sur des thèmes qui ont une incidence dans leurs vies. Comme un vrai Parlement. L’année dernière, l’alimentation à l’école était à l’ordre du jour. Ils ont interpellé les Ministres de l’éducation et de la santé pour en débattre. A la fin, ils ont fait état de leurs recommandations. C’est une très bonne expérience de la démocratie pour les enfants. Ils réalisent les changements et prennent conscience de ce qui se passe autour d’eux. Quand ils grandissent, ils peuvent rejoindre les centres de jeunesse qui ont aussi leur Parlement. J’ai rencontré le jeune homme diplômé du centre de Sharjah qui a lancé l’initiative « Un drapeau sur chaque maison » pour la fête nationale. Il en est très fier. C’est un exemple de ce que ces jeunes deviennent.

Le soutien à la cellule familiale est l’un des principaux chevaux de bataille de Sheikha Jawaher. Quels sont les problèmes rencontrés et les défis dus à la vie moderne ?

Son Altesse est à la tête du Centre pour le Développement familial qui propose des conseils aux familles mais sensibilise le public aux affaires familiales. Près de 3000 personnes font appel à eux chaque année pour demander une aide psychologique ou des conseils. La plupart sont concernés par des problèmes de divorce ou d’abus de drogues (principalement des hommes). Nous avons un très haut taux de divorce aux Emirats (voir encadré). Cela est dû au fait que malheureusement les couples ne comprennent pas les responsabilités du mariage. Le centre propose donc des ateliers pour les personnes qui vont se marier ou viennent de se marier. Ils discutent de la signification du mariage en terme de responsabilité et de partenariat : comment se traiter l’un l’autre. Ici les gens se marient jeunes et les parents ne les ont pas vraiment préparés à la vie maritale.

Sheikha Jawaher dit qu’elle observe quotidiennement les effets de la vie moderne sur son peuple. Quel est son souci ?

En tant que pays, nous n’avons que 41 ans et la vie était si différente il y a 40 ans. Ce que d’autres ont vécu en centaines d’années, nous l’avons fait en 20 ans. Il existe donc un fossé gigantesque entre la vieille et la jeune génération et cela a causé de nombreux problèmes. Les gens sont tournés vers les choses matérielles, les marques et la gloire plus que l’éducation des enfants et les valeurs des Emirats.

Quelles sont les valeurs au cœur des Emirats que vous essayez de raviver ?

La famille était au centre de tout. Il y a aussi la philanthropie, servir sa communauté et le souci de l’autre. En raison de notre climat, des saisons, les hommes devaient partir de longs mois à l’étranger, en mer, pêcher des perles afin d’entretenir leur famille. Et les autres devaient se soutenir. Mais le pétrole, la soudaine richesse a malheureusement érodé certaines de nos valeurs.

Comment était Sharjah à l’époque, lorsque vous étiez petite fille ?

Mes deux maisons –celle de la famille de ma mère et de mon père- sont originaires de Sharjah. Nous vivions ici. Sharjah s’étalait sur un banc de sable dans cette zone, là où se trouvaient toutes les habitations. Les gens se déplaçaient dans les terres durant l’été pour trouver la fraîcheur. Les Emirats étaient pauvres. Le Koweit construisait nos écoles, envoyaient des maîtres, la plupart Palestiniens ou Egyptiens, des livres, et même les petits déjeuners ! Nous apprécions ce que le Koweit a fait pour nous. Tout cela a changé. Nos enfants ne réalisent pas à quel point leurs parents étaient privés de tout et quelle chance ils ont. C’est aussi une des raisons pour laquelle nous avons tant de divorces.

Quelles sont les valeurs de Sheikha Jawaher ? Elle semble dotée d’un grand sens humain.

Ses valeurs sont tournées vers l’humanité et le respect pour la dignité humaine. Ce sont aussi les valeurs de son équipe. C’est dû à la façon dont elle a été éduquée. Oui c’est la Sheikha et l’épouse de notre souverain, mais avant le pétrole et l’Union des Emirats, elle se souvient de la façon dont nous étions élevés, croyant à nos responsabilités envers les autres. Elle est très cultivée, suit l’actualité, est concernée par ce qui se passe dans le monde. Nous revenons du Haut Commissariat pour les Réfugiés à Genève où nous avons été briefées sur un programme néonatal qu’elle finance en Somalie. Elle est bilingue ce qui ouvre ses horizons. La tradition n’est pas qu’une façon de s’habiller ou des symboles, mais ce pourquoi nous nous battions et cela n’est pas assez mis en avant, même dans notre système éducatif.

Ses valeurs et son éducation se reflètent dans ses choix

En terme d’action humanitaire ?

Sharjah City for Humanitarian Services (SCHS) fait partie des organisations qu’elle soutient. Une centre pour handicapés qui a 33 ans. La caravane rose, la campagne de sensibilisation au cancer du sein, est aussi l’une de ses initiatives.

Les traditions n’ont rien à voir avec le conservatisme. Qu’est-ce que le conservatisme ?

Voici deux exemples. Le premier dans le sport. Les gens adorent voir les hommes le pratiquer mais pensent que les filles ne devraient pas en faire. Le SLC comprend 10 branches dans tout l’émirat de Sharjah au service de leur communauté mais surtout elles ont leurs équipes de sport. Un jour, son Altesse a rencontré une jeune fille en vêtements de sport dans l’un de ces centres. Elle lui a demandé si elle jouait dans une équipe. Mais la jeune fille a répondu que ses parents le lui interdisaient. Son Altesse a tenté de les convaincre deux ans durant… Cela n’arrive plus. Le second exemple, dans le domaine du cancer. Il y a 11 ans, les gens ne prononçaient même pas le mot. Ils disaient « cette maladie », de peur de l’attraper. C’était de l’ignorance avant tout. Grâce à la campagne « Les amis des patients souffrant du cancer » lancée en 1999, c’est devenu normal d’en parler, de faire des auto-examens et des check ups.

Quels obstacles rencontrez-vous?

Les priorités ont changé. Les marques sont la priorité, la mentalité des centres commerciaux, être célèbre 15 minutes… Cela ne veut pas dire que nous ne parviendrons pas à faire changer les choses. Regardez le Girls Guide, les filles scouts. C’est une bonne alternative au reflexe « allons faire du shopping ». Nous pouvons inverser cela en fournissant ce genre de programmes, en sensibilisant à l’autre, ailleurs.

Pouvez-vous nous en dire plus sur le Girl’s Guide ?

Son Altesse vient tout juste de lancer la nouvelle identité du Girls Guide. Elle en est la présidente. Elle a été scout étant enfant et elle dit que cela lui a permis de comprendre quel était son devoir envers son pays. C’est la raison pour laquelle elle s’investit dans tous ces projets et tient à ce mouvement. C’est cela qui ramènera les enfants vers les valeurs de base des Emirats. Lorsque vous faites les choses de façon divertissante et excitante, elles resteront pour toujours et feront partie intégrante de votre personnalité. Elle a appelé toutes les femmes à se porter bénévole comme elle. Elle est très proche de la Princesse Benedicta du Danemark qui est la marraine de la Société Baden Powell avec qui elle partage la même passion. Elle est venue deux fois rendre visite aux filles d’ici. Son Altesse exhorte les femmes des souverains des différents Emirats à ouvrir une antenne du Girls Guide chez elles. Il ne manque plus que Dubaï and Ajman mais nous y travaillons. Elle a aussi nommé deux nouvelles ambassadrices auprès des filles afin d’être leurs mentors : Susan Al Houbi, une Palestinienne élevée à Sharjah, qui a gravi le Mont Everest et Sheikha Ahmed Al Qasimi, la nièce du souverain. Lorsque son Altesse est revenue à sa voiture après l’évènement, elle a été frappée de voir que le sol était jonché de détritus. Elle est retournée apprendre aux filles qu’il fallait laisser leur environnement propre.

Cela doit être un vrai défi d’être déchiré entre ses traditions et une modernité extrême ?

La société moderne amène beaucoup de choses positives. Les femmes sont maintenant conscientes de leur potentiel. Tant d’organisations les y ont aidées. Mais elles ont perdu le contact avec leurs enfants. Peut-être sont-elles trop prises par leur profession ? Leurs maris ne les aident pas toujours. Beaucoup n’ont aucun soutien. Les enfants et la famille ne sont plus des priorités. C’est l’un des effets néfastes de la vie moderne. Et la jeunesse n’est même plus intéressée par sa propre langue. Et nous parlons de 50% de la population ! Ils vont vers ce qui est facile, l’anglais ou ce qu’on appelle arabisi (un mélange d’arabe et d’anglais). Tout le monde blâme les jeunes mais nous sommes les responsables. Ils en sont les victimes. Nous devrions leur fournir du contenu en arabe qui les intéresse.

D’ailleurs vous venez de publier un roman de science fiction en arabe ?

Sheikha Bodour, l’ainée des filles de son Altesse a publié deux de mes livres pour enfants, l’un racontant l’histoire d’un chat et l’autre d’un hérisson. Elle m’a encouragée à écrire. J’ai commencé quand j’ai réalisé qu’il n’existait pas de littérature jeunesse en arabe. Ma fille est adolescente et elle ne lira jamais la littérature classique en arabe, trop compliquée. Ils ne peuvent s’identifier. C’est pareil pour les livres pour les jeunes enfants. Alors ils se tournent vers les livres en anglais et perdent leurs compétences en arabe. J’ai aussi tenté de lire des romans en arabes –j’aime la science fiction et la fantaisie-, mais je n’ai rien trouvé. Alors, j’ai écrit et publié mon premier roman en novembre 2012, « Ajwan ». C’est l’histoire d’une fille venue d’une planète détruite qui devient réfugiée. Cela parle des personnes privées de leurs droits, victimes d’injustice et de ceux qui n’ont aucun scrupules à en profiter, faisant d’eux des terroristes ou des voleurs. Des jeunes m’ont écrit pour me dire que c’était le premier roman qu’ils lisaient en arabe.

Quels conseils donneriez-vous aux femmes ?

Réévaluez vos priorités. Concentrez-vous sur ce qui compte vraiment. Et vous ferez les choses différemment probablement. Cela aura sans doute un effet sur votre entourage. Si vos enfants étaient votre priorité, vous auriez un avenir meilleur. Mais peut-être suis-je trop idéaliste.

Encadrés :

Le divorce et le mariage en chiffres à Dubaï

En 2012

4200 mariages contractée

1100 divorces

7% de mariages en moins entre Emiratis

1% de plus entre Emiratis et étrangers

Divorce en augmentation de 10% de 2009 à 2010 et de 13% de plus de 2010 à 2011

Source : Dubai Statistics Center

Quelques raisons invoquées par les experts :

Rapide changement social

Coût élevé du mariage et de la dot

Mariage trop rapide, manque de connaissance des époux avant l’engagement

Exposition à d’autres cultures

Indépendance accrue des femmes

Perte d’autorité des hommes

Disparité des niveaux d’éducation entre les femmes et les hommes

Disparité de l’âge entre les épouses

Refus de fournir un foyer séparé en cas de polygamie

Interférence familiale

Difficultés de communication

Violence conjugale

Jalousie

Infidélité

Manque d’intimité

Abus d’alcool et de drogues

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